lundi 5 mars 2007

La symphonie des lâches


La xénophobie de la société française est évidente. 1 français sur 4 ne la cache plus. Regardez dans vos entreprises, dans vos assemblées, dans vos émissions de télé, dans vos soirées privées, même celle du moulin rouge 'hihihihi ça c'est Paris', le portier est noir, le refoulé est noir, et celui qui entre et s'amuse est blanc.

Le racisme de la société française est là. Toujours là. Le vigile du supermarché en France est noir et le chef de rayon est blanc. Le recruteur est blanc toujours blanc, le cv à la corbeille est noir. Depuis toujours. Vous aimez l'hypocrisie, les balivernes qui moussent et nous parquer en périphérie. Depuis toujours. Pour seul horizon la zonzon, le béton, papon et les fourgons de crs. Vous avez choisi la médiocrité, le chômage, le parquage, les naufrages. Les autres pays, la réussite et la diversité.

'Ce que j'aime dans ma névrose, c'est qu'elle m'a protégé contre les séductions républicaines. J'ai vu mes parents, et ceux de bien d'autres encore, ne jamais parvenir à s'extraire de la sordidité coloniale, celle qui perche dans les esprits. Les emplois minables, la familiarité condescendante ou les logements ghettos furent leur lot, puis le nôtre.

Les anciens, nés là-bas, l'acceptaient parce que, quelque part, ils ne croyaient pas valoir plus et que, surtout, la France leur faisait une belle faveur en les laissant s'installer chez elle. Leurs confidences n'étaient que la fable de leur assujettissement. Un mois chez Renault ou au fond de la mine valait mieux qu'un an au bled.

Puis, devant la réalité sociale et politique française, on a bien failli se faire prendre à notre tour. Avec l'école on s'est dédomestiqués. Beaucoup d'espoir, beaucoup de gâchis. Comme d'autres, j'ai appris à faire la différence entre la langue de ma mère et celle maternelle.

Nos parents avaient beaucoup perdu. Ils vivaient en regardant en arrière, vers un improbable retour au pays des racines. Une valse entre un coup de rouge et le thé à la menthe. Nous, nous flottions. Pas même adultes, déjà en voie d'extinction.

Gare aux employeurs, aux agents immobiliers, aux professeurs, à la police, aux syndicats. Gare au monde politique. On nous a tantôt caressés dans le sens du poil, tantôt montrés du doigt tels les nouveaux barbares.

Dans les villes, nous avons marché puisque, durant les années rose-au-poing, il fallut faire avancer la cause devant le public. Puis dans les villes nous avons aussi appris à désobéir, parce que c'est ainsi que l'on devient libre, paraît-il.

Dealer, imam, footballeur, apprenti écrivain captif du blues des banlieues ou bouffon sur chaîne télévisée cryptée, le cirque pouvait commencer. D'intrus nous passions presque à invités. Mais qu'était-il donc arrivé aux autres ? A la majorité, qui avaient poussé les études loin, qui travaillaient tant bien que mal, qui disaient : mon pays c'est la France ?

Comme chez un photographe où nous aurions posé pour l'éternité, on nous disait : ne respirez plus. Le bien-fondé de cette conscience hexagonale ne résidait-il pas dans la candide vérité qu'il était de notre ressort de nous intégrer ? Voilà le grand mot lâché. Le latin nous dit qu'intégrer, c'est rendre complet. Nous étions donc des moitiés de citoyens, de la camelote républicaine. Nous figurions partout à la fois le sentiment refoulé d'un colonialisme à rebours.

Nous avons tout tenté pour désamorcer le mythe universaliste. C'était, disait-on, notre culture qui faisait barrage. Mais les cultures asiatiques en France demeurent à ce jour impénétrables sans que cette réalité soit un obstacle à l'intégration des Vietnamiens ou des Chinois. Non, à vrai dire, c'était la langue. Mais la nôtre n'était-elle pas celle de l'école publique ? Peut-être que nos parents parlaient avec un fort accent et une sale habitude de triturer la langue de Molière. Pourtant, les devanciers de l'immigration ibérique ne parlent pas mieux le français.

La vérité est plus lointaine et plus simple. Le lieu obscur, ce fossé qui nous séparait à jamais de la "doulce France", se signalait dans la religion. Un dialogue séculaire de sourds, entre les croisés et le Levant, entre Venise et le Grand Turc, ou entre la métropole et l'Algérie française, se vivait jusqu'à l'extrême depuis que l'islam s'était définitivement établi dans l'Hexagone, et ce à travers notre existence même.

Devant tant d'Ahmed et de Djamila, devant ces égorgeurs de moutons, et ces voileurs de femmes, les fantasmes autrefois larvés et latents pouvaient donner lieu à des récriminations culturelles qui masquaient mal les penchants xénophobes et ignorants.

La laïcité républicaine, ce monstre raté par la nature, retrouvait toutes ses forces. Ne savaient-ils donc pas que l'islam du Maghreb était des plus tolérants en cela même que, longtemps, il avait été coupé des courants idéologiques du Moyen-Orient ? Il restait toujours cette impossibilité foncière de nous prendre au sérieux, de convenir que nous faisions partie de la solution, pas du problème.

Dans son refus de compromettre sa précieuse pensée humaniste, déjà dépassée par la modernité postcoloniale et mondialisante, la France s'était mise elle-même sur la touche, préférant jouer de l'arbitraire et de la stigmatisation. Ainsi, les "lois Pasqua" marquèrent du sceau de l'infamie une République donneuse de leçons.

Optant pour l'exclusion plutôt que la reconnaissance, la France laissa l'islam s'éclipser dans des caves et autres maisons désaffectées qui servirent de lieux de culte des décennies durant. Plus navrant encore, l'exemple de Marseille, qui abrite une des plus vieilles et importantes communautés musulmanes de France et, pourtant, ne possède toujours pas de mosquée digne de ce nom.

En nous attachant à des rites et modes culturels différents de ceux enseignés au catéchisme, nous devenions une imposture. Pire, le visage de l'ingratitude. Refuser un casse-croûte au jambon de pays passe encore, mais venir parler de prières et de foulards, alors là, pas question !

On peut convenir que le cycle de violence qui a frappé l'Algérie dans les années 1990 a eu un effet pervers sur une frange de la communauté musulmane de France. Mais pour quelle raison, nous, enfants d'immigrés, serions-nous comptables des excès d'illuminés qui pensaient que le chemin du paradis passait par Kandahar ? De même, pourquoi la France et l'Union européenne accréditeraient-elles la junte militaire algérienne, et ses deux assises institutionnelles que sont la répression et la corruption ? En ne cessant de se compromettre, le Maghreb (le Maroc dans une pauvreté chronique, l'Algérie dans la guerre civile, et la Tunisie dans un Etat policier) renvoyait constamment à l'ancienne puissance coloniale l'équivalent symbolique d'un "Arabe" inapte à l'accomplissement démocratique, au succès socio-économique.

Dans ce tour de passe-passe, nous devenions l'incarnation d'une défaillance culturelle. Nous avions besoin du regard des autres pour nous assurer d'être. Tout allait bien tant qu'on existait par rapport à quelqu'un d'autre. L'archaïsme républicain paternaliste prenait un coup de jeune. Pas d'apaisement ni de dialogue. La réponse fut et continue d'être le mépris et la diabolisation.

Pour restituer au discours colonial son efficacité, réapparaît, par exemple, l'artifice qui consiste à nommer secrétaire d'Etat une personne d'origine maghrébine. C'est la revanche des béni-oui-oui qui amène les Français maghrébins à se contester eux-mêmes, tout en permettant au système de se disculper. Un peu comme le ministre de la justice américain qui, dans les années 1950, désigne un juge juif pour faire condamner à mort les Rosenberg. L'Etat trouve sa vérité dans l'élaboration de ses mensonges. Après tout, ne sommes-nous pas étiquetés "classe dangereuse" par une partie de la droite et par les médias ? Tantôt prédisposés au petit banditisme, tantôt porte-parole d'un radicalisme musulman, ou parfois même apôtres propalestiniens ?

Dans cette comédie, reste à se demander : en quoi des jeunes filles qui portent le foulard islamique menacent-elles l'ordre républicain et démocratique ? Ne disent-elles pas par leur entêtement à aller en classe qu'elles veulent s'intégrer ? Ne disent-elles pas par leurs bonnes performances scolaires qu'elles veulent être les cadres de demain dans une France multiculturelle ?

La laïcité, c'est avant tout la neutralité. C'est l'Etat qui dit : croyez ou non, mais n'empiétez pas sur mon espace politique. Or, tous ces Français qui pratiquent une religion ou une autre sont radicalement coupés de toute activité politique. Il n'y a pas en France, contrairement à l'Iran ou Israël par exemple, de parti religieux au sein du gouvernement ou sur les bancs de l'Assemblée nationale. J'ajouterai même que, pour se garder des dérapages intégristes, il faut que cette République française demeure indifférente à l'appréciation d'un groupe particulier. En religion, comme dans d'autres sphères, la persécution fait le lit des extrémismes.

Je me demande si, en fin de compte, l'alternative ne se résume pas pour nous à être des brûleurs de voitures ou des fanatiques religieux. Après avoir nié notre passé, avoir tenté de gâcher notre présent, il s'agirait donc de nous enfermer dans la délinquance ou bien dans l'internationale anti-Occident.

Sentant se restreindre sa faible marge de contrôle sur ces nouveaux Français que nous sommes, la France réclame de nous quelque chose qu'elle n'a jamais exigé d'aucun groupe issu de l'immigration : un serment d'allégeance. Qu'est-il donc advenu de la liberté de conscience et de confession ? La France joue ainsi tout ensemble son rôle de terre des droits de l'homme et son drame réel de république laïque intégriste.

Dans tous les cas de figure, nous sommes avilis, comme le furent nos parents pour des raisons différentes. Eux parce qu'ils sont nés dans la colonisation, nous parce que nous refusons le joug monoculturel, le dogme de l'uniformité. PDG, hauts fonctionnaires, avocats, ingénieurs, ou autres, nous apprenons à nous donner tort sans nous reconnaître fautifs. Certains poussent la haine de soi jusqu'à aller changer de nom, celui de leurs ancêtres. Sujets schizophrènes qui cherchent leur place dans la vie sociale et en même temps s'en excluent pour ne pas risquer d'être jugés par elle.

L'intégration, pour nous Français d'origine maghrébine, c'est le théâtre de la trahison.

J'ai mis bas les masques en débarquant sur un autre continent. Dans les rues de New York, l'imposture identitaire est des plus inagissantes. Ici, je ne suis pas un ambassadeur de la France ni d'un pays du Maghreb. Mon ultime façon de jouer sur les deux tableaux est de tout effacer. De me dire qu'enfin je ne compte plus pour du beur.

La réalité pour le citoyen immigré que je suis devenu s'éprouve aussi par ce qui se voit avant de se reconnaître. Force est d'admettre que, de ce côté-ci de l'Atlantique, la France ressemble à une vieille dame, bien au chaud dans l'Union européenne, qui, faute d'ennemis déclarés, s'amuse à s'effrayer de ses propres citoyens : nous. Ou plutôt : eux.

Moi, j'ai opté pour les Etats-Unis. C'est émouvant de savoir que l'on vous offre une seconde chance sans que vous ayez à montrer patte blanche. Ni mon nom ni ma pratique religieuse ou mon origine ethnique ne se mettent en travers de mon chemin. La police me laisse en paix parce qu'ici l'identité est incontrôlable. Mes amis ne se croient jamais obligés de partager une bonne blague arabe avec moi.

Sans doute la dispersion marque-t-elle pour moi, et d'autres encore qui ont fait le choix de quitter la France, le moment où l'on s'approche le plus facilement de ce que l'on a rêvé être. Le déracinement siège au fond de mon mythe, direz-vous. C'est faux. J'étais déjà américain quand un de mes ancêtres quitta son village aux portes du Sahara, laissant derrière lui un monde sans possibilités.

Aujourd'hui, s'il y a constamment des choses à remettre en question, elles sont moins décisives, moins déchirantes, que de subir le jugement de plus de cinq millions de mes ex-compatriotes qui, lors de la dernière élection présidentielle, m'ont dit, en votant pour le candidat d'extrême droite, qu'ils ne voudraient jamais de moi. Comment cela arrive-t-il ? Disons que cela est arrivé.'

Farid Laroussi enseigne la littérature française contemporaine et la littérature francophone du Maghreb à l'université Yale classée dans le top 5 des 500 meilleures universités dans le monde depuis 1999.

Aucun commentaire: